samedi 31 août 2019

Sur la route...

« Presque tous les jours, je m'arrange pour rentrer au presbytère par la route de Gesvres. Au haut de la côte, qu'il pleuve ou vente, je m’assois sur un tronc de peuplier oublié là on ne sait pourquoi depuis des hivers et qui commence à pourrir. La végétation parasite lui fait une sorte de gaine que je trouve hideuse et jolie tour à tour, selon l'état de mes pensées ou la couleur du temps. C'est là que m'est venue l'idée de ce journal et il me semble que je ne l'aurais eue nulle part ailleurs. Dans ce pays de bois et de pâturages coupés de haies vives, plantés de pommiers, je ne trouverais pas un autre observatoire d'où le village m'apparaisse ainsi tout entier comme ramassé dans le creux de la main. Je le regarde, et je n'ai jamais l'impression qu'il me regarde aussi. Je ne crois pas d'ailleurs non plus qu'il m'ignore. On dirait qu'il me tourne le dos et m'observe de biais, les yeux mi-clos, à la manière des chats. 

Que me veut-il ? Me veut-il même quelque chose ? À cette place tout autre que moi, un homme riche, par exemple, pourrait évaluer le prix de ces maisons de torchis, calculer l'exacte superficie de ces champs, de ces prés, rêver qu'il a déboursé la somme nécessaire, que ce village lui appartient. Moi pas.
Quoi que je fasse, lui aurais-je donné jusqu'à la dernière goutte de mon sang (et c'est vrai que parfois j'imagine qu'il m'a cloué là-haut sur une croix, qu'il me regarde au moins mourir), je ne le posséderais pas. J'ai beau le voir en ce moment si blanc, si frais (à l'occasion de la Toussaint, ils viennent de passer leurs murs au lait de chaux teinté de bleu de linge), je ne puis oublier qu'il est là depuis des siècles, son ancienneté me fait peur. Bien avant que ne fût bâtie, au XVe siècle, la petite église où je ne suis tout de même qu'un passant, il endurait ici patiemment le chaud et le froid, la pluie, le vent, le soleil, tantôt prospère, tantôt misérable, accroché à ce lambeau de sol dont il pompait les sucs et auquel il rendait ses morts. Que son expérience de la vie doit être secrète, profonde ! Il m'aura comme les autres, plus vite que les autres sûrement. »

Georges Bernanos, Journal d'un curé de campagne

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