lundi 23 septembre 2019

À travers les vitres trempées de pluie, je voyais le parc, si noble, si calme, les courbes majestueuses des pelouses, les vieux arbres solennels… Certes, cette femme n’eût dû m’inspirer que pitié. Mais alors que d’ordinaire il m’est si facile d’accepter la faute d’autrui, d’en partager la honte, le contraste de la maison paisible et de ses affreux secrets me révoltait. Oui, la folie des hommes m’apparaissait moins que leur entêtement, leur malice, l’aide sournoise qu’ils apportent, sous le regard de Dieu, à toutes les puissances de la confusion et de la mort. Quoi ! l’ignorance, la maladie, la misère dévorent des milliers d’innocents, et lorsque la Providence, par miracle, ménage quelque asile où puisse fleurir la paix, les passions viennent s’y tapir en rampant, et sitôt dans la place, y hurlent jour et nuit comme des bêtes… « Madame, lui dis-je, prenez garde ! – Garde à qui ? à quoi ?
À vous, peut-être ? Ne dramatisons rien. Ce que vous venez d’entendre, je ne l’avais encore avoué à personne. – Pas même à votre confesseur ? – Cela ne regarde pas mon confesseur. Ce sont là des sentiments dont je ne suis pas maîtresse. Ils n’ont d’ailleurs jamais inspiré ma conduite. Ce foyer, monsieur l’abbé, est un foyer chrétien. – Chrétien ! » m’écriai-je. Le mot m’avait frappé comme en pleine poitrine, il me brûlait. « Certes, madame, vous y accueillez le Christ, mais qu’en faites-vous ? Il était aussi chez Caïphe. – Caïphe ? Êtes-vous fou ? Je ne reproche pas à mon mari, ni à ma fille de ne pas me comprendre. Certains malentendus sont irréparables. On s’y résigne. – Oui, madame, on se résigne à ne pas aimer. Le démon aura tout profané, jusqu’à la résignation des saints. – Vous raisonnez comme un homme du peuple. Chaque famille a ses secrets. Quand nous mettrions les nôtres à la fenêtre, en serions-nous plus avancés ? Trompée tant de fois, j’aurais pu être une épouse infidèle. Je n’ai rien dans mon passé dont je puisse rougir. – Bénies soient les fautes qui laissent en nous de la honte ! Plût à Dieu que vous vous méprisiez vous-même ! – Drôle de morale. – Ce n’est pas la morale du monde, en effet. Qu’importe à Dieu le prestige, la dignité, la science, si tout cela n’est qu’un suaire de soie sur un cadavre pourri. – Peut-être préféreriez-vous le scandale ? – Croyez-vous les pauvres aveugles et sourds ? Hélas ! la misère n’a que trop de clairvoyance ! Il n’est crédulité pire, madame, que celle des ventres repus. Oh ! vous pouvez bien cacher aux misérables les vices de vos maisons, ils les reconnaissent de loin, à l’odeur. On nous rebat les oreilles de l’abomination des païens, du moins n’exigeaient-ils des esclaves qu’une soumission pareille à celle des bêtes domestiques, et ils souriaient, une fois l’an, aux revanches des Saturnales. Au lieu que vous autres, abusant de la Parole divine qui enseigne au pauvre l’obéissance du cœur, vous prétendez dérober par ruse ce que vous devriez recevoir à genoux, ainsi qu’un don céleste. Il n’est pire désordre en ce monde que l’hypocrisie des puissants. – Des puissants ! Je pourrai vous nommer dix fermiers plus riches que nous. Mais, mon pauvre abbé, nous sommes de très petites gens. – On vous croit des maîtres, des seigneurs. Il n’y a d’autre fondement de la puissance que l’illusion des misérables. – C’est de la phraséologie. Les misérables se soucient bien de nos affaires de famille ! – Oh ! madame, lui dis-je, il n’y a réellement qu’une famille, la grande famille humaine dont Notre-Seigneur est le chef. Et vous autres, riches, auriez pu être ses fils privilégiés. Rappelez-vous l’Ancien Testament : les biens de la terre y sont très souvent le gage de la faveur céleste. Quoi donc ! N’était-ce pas un privilège assez précieux que de naître exempt de ces servitudes temporelles qui font de la vie des besogneux une monotone recherche du nécessaire, une lutte épuisante contre la faim, la soif, ce ventre insatiable qui réclame chaque jour son dû ? Vos maisons devraient être des maisons de paix, de prière. N’avez-vous donc jamais été émue de la fidélité des pauvres à l’image naïve qu’ils se forment de vous ? Hélas, vous parlez toujours de leur vie, sans comprendre qu’ils désirent moins vos biens que ce je ne sais quoi, qu’ils ne sauraient d’ailleurs nommer, qui enchante parfois leur solitude, un rêve de magnificence, de grandeur, un pauvre rêve, un rêve de pauvre, mais que Dieu bénit ? »
Journal d'un curé de campagne
Georges Bernanos

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