vendredi 30 novembre 2007

Testament

Voici pour le week end un autre superbe texte de François Mauriac :
"Aujourd’hui, 19 mars 1951, âgé de 65 ans et 6 mois, je confie à la cire cette voix brisée qui n’est point celle que Dieu m’avait donnée, mais il a fallu un jour que le chirurgien m’enleva une corde vocale. Ainsi atteignons - nous la vieillesse comme un pauvre mouton qui a laissé de sa laine à toutes les ronces du chemin.
Cette voix, le jour où d’autres hommes l’écouteront, sans doute sera - t - elle muette à jamais. Vous m’entendrez et je ne serais plus parmi les vivants... Vous l’entendrez le jour de ma mort, parce que la mort d’un écrivain fait partie de l’actualité. Et puis le disque deviendra un document d’archives et personne ne songera plus à l’éveiller... Je serai endormi dans ce disque comme la Belle au Bois Dormant... Il faudra un baiser pour me réveiller, c’est à dire une pensée fidèle au fond d’un coeur ou d’un esprit.
Il ne sert à rien de fixer dans la cire la trace de notre passage ici - bas si nous n’avons pas su l’imposer à la mémoire des hommes.
Que dire de ce jour où je parle avec ma voix d’outre - tombe ? C’est le Lundi Saint, des bourgeons éclatent au bout des branches dans le jardin de mon Auteuil. J’ai entendu ce matin la messe chez les bénédictins de la rue de la Source.
Après demain, je partirai en auto pour la Gironde, je traverserai la Beauce, le Poitou, l’Angoumois... Au crépuscule, mes pas réveilleront la vieille maison endormie depuis les dernières vacances... Mes enfants dispersés ne seront plus autour de moi, mais tous les morts qui m’ont précédé me suivront de chambre en chambre... Ils m’attendront sur la terrasse, devant l’horizon que leurs yeux éteints ont reflété et qui en demeurent pour moi à jamais consacré... Je garde l’espérance qu’ils sont vivants. L’absurdité du monde n’apparaît que si nous le mesurons à notre courte raison... Le mot de l’énigme existe. Il nous sera donné d’un coup, à peine le dernier soupir exhalé.
Dans la soixante - sixième année de ma vie je crois comme lorsque j’étais enfant, que la vie a un sens, une direction, une valeur, qu’aucune souffrance n’est perdue, que chaque larme compte, chaque goutte de sang, que le secret du monde tient dans le “Deus Caritas est” de Saint Jean : “Dieu est amour”."

François Mauriac
Figaro Littéraire
2 septembre 1970

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