mercredi 15 octobre 2014

La prière

Pendant près de vingt ans, je traversai cette mer pleine d'orages. Je tombais, je me relevais, faiblement sans doute, puisque je retombais encore. Me traînant dans les plus bas sentiers de la perfection, je ne m'inquiétais presque pas des péchés véniels, et quant aux mortels, je n'en avais pas une assez profonde horreur puisque je ne m'éloignais pas des dangers. Je puis le dire, c’est là une des vies les plus pénibles que l’on puisse s'imaginer. Je ne jouissais point de Dieu, et je ne trouvais point de bonheur dans le monde. Quand j'étais au milieu des vains plaisirs du monde, le souvenir de ce que je devais à Dieu venait répandre l'amertume dans mon âme; et quand j'étais avec Dieu, les affections du monde portaient le trouble dans mon cœur. C'est une guerre si cruelle, que je ne sais comment j'ai pu la soutenir, je ne dis pas durant tant d'années, mais un mois seulement.
Toutefois, je vois clairement que Dieu usa à mon égard d'une bien grande miséricorde, en me conservant, au milieu de mes relations avec le monde, la hardiesse de faire oraison. C'est à dessein que je me sers de ce mot: je ne connais pas en effet ici-bas de hardiesse comparable à celle d'un sujet qui trahit son roi, et qui sachant que sa trame est connue de lui, ose néanmoins rester toujours en sa présence. Tous, il est vrai, nous sommes constamment sous l’œil de Dieu; mais l'âme qui s'adonne à l'oraison s'y trouve, à mon avis, d'une manière spéciale. Elle s'aperçoit que Dieu la considère tandis que les autres peuvent oublier, même pendant plusieurs jours, que cet œil divin ne les perd pas de vue un seul instant.
Je dois néanmoins en convenir: je compte dans le cours de ces années plusieurs mois, et quelquefois une année entière de fidélité généreuse. M'appliquant avec ardeur à l'oraison, j'évitais avec soin les moindres fautes et je prenais de sérieuses précautions pour ne pas offenser le Seigneur. L'exacte vérité qui préside à: mon récit m'oblige à signaler ce fait. Mais il ne me reste qu’un faible souvenir de ces jours heureux; ils durent être sans doute en plus petit nombre que les mauvais. Néanmoins, il s’en écoula peu où je n’aie consacré un temps considérable à l'oraison, excepté quand j'étais très malade ou très occupée. Lorsque mon corps souffrait, l'union de mon âme avec Dieu était plus intime. Je tâchais de procurer le même bonheur aux personnes qui m'entouraient, je le demandais au ciel pour elles, et je leur parlais souvent de Dieu. Ainsi, sauf l'année que je viens de mentionner, sur vingt-huit ans écoulés depuis que je commençai à faire oraison, j'en ai passé plus de dix-huit dans ce combat et cette lutte d'une âme partagée entre Dieu et le monde. Durant les autres années dont il me reste à parler, si la cause de la guerre fut différente, les assauts à soutenir ne furent pas moins rudes. Mais la pensée d'être au service de Dieu, et la vue du néant du monde, étaient un baume qui adoucissait tout, comme je le dirai dans la suite.
Thérèse de Jésus
Autobiographie. Chapitre 8

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