jeudi 25 février 2016

L’intolérance, la peur de l’autre, les stéréotypes...

Débat sur le racisme entre l'écrivain Umberto Eco et Delphine Horvilleur, femme rabbin
(Madame Figaro 17 avril 2011)

Madame Figaro. La religion est au cœur de vos préoccupations à l’un comme à l’autre. Comment expliquez-vous son rebond actuel ?
Delphine Horvilleur. Je parlerais plus d’un rebond de la spiritualité. Beaucoup de gens sont en quête de sens, d’un dialogue entre le je et le nous. Et cela va parfois à l’encontre de l’idée d’un dogme ou d’un clergé – ce qui m’embête un peu, vu que je commence ma carrière !

Umberto Eco. Je crois plutôt que c’est dû à la crise des idéologies. Dans ce contexte, on cherche des substituts. Mais ce n’est pas tellement la renaissance de la religion en tant que telle que la recherche d’une alternative à la vie matérielle. Le grand problème de notre temps, ce sont les sectes, le retour au New Age. Je suis d’accord avec cette phrase de G. K. Chesterton qui dit : « Lorsque les gens ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, mais qu’ils croient en tout. » Cela dit, je suis loin d’être un expert. Je m’occupe de religion comme si je m’intéressais aux lézards – avec cette différence que je n’ai jamais été lézard, alors que j’ai été profondément catholique ! 

Umberto, vous évoquez la religion juive dans ce roman...
U. E. Pas tout à fait. Il n’y a pas un Juif dans le livre, si ce n’est la brève apparition d’une fillette. Ce qui m’intéresse, c’est le discours de l’antisémitisme. Je me souviens d’avoir dit un jour au romancier israélien Abraham Yehoshua que je ne souhaitais pas écrire sur la religion juive, car pour un goy cela restait tabou. Mais l’antisémitisme, c’est à nous, c’est nous qui l’avons inventé !

Justement, on vous reproche de dénoncer l’antisémitisme dans ce livre en usant des pires stéréotypes sur les Juifs. N’est-ce pas dangereux ?
D. H. Je n’ai pas été gênée à la lecture. Mais le livre pose deux questions importantes. Dans quelle mesure une littérature peut-elle être nocive et mal utilisée ? Et quel contrôle peut-on avoir sur ses interprétations qui sont faites par ses lecteurs ? Il me semble évident qu’on ne pourra, de toute façon, lire ce texte qu’à travers ses préjugés.

U. E. On ne peut pas contrôler les lecteurs. J’ai seulement construit un personnage odieux afin de démontrer qu’il dit le faux.

D. H. L’unique chose à faire, c’est de s’assurer que les lecteurs possèdent les clés qui leur permettent, lorsqu’ils découvrent un texte comme celui-là, de le comprendre. De pouvoir y percer la mise en place des théories du complot.

U. E. Il suffit d’écouter Kadhafi affirmer qu’al-Qaida a donné de la drogue aux Libyens pour qu’ils se révoltent ! Il y a un très bon essai de Karl Popper où il explique que la théorie du complot est un bon moyen de prouver que le coupable, ce n’est jamais nous.

"Nous sommes dominés par le politiquement correct"

« Il faut un ennemi pour donner au peuple un espoir », prétend un des personnages du roman. Pourquoi le Juif a-t-il si souvent endossé ce rôle ?
D. H. Il y a dans l’image du Juif l’idée qu’il est en notre sein, qu’on ne peut pas le différencier. C’est son caractère d’ennemi invisible qui effraie.

U. E. Je crois exactement le contraire. Les Juifs sont un peuple diasporé, un peuple du Livre où chacun sait lire et écrire – ce qui le rend différent des autres –, qui parle un langage incompréhensible, et ils se marient entre eux. Quatre qualités idéales pour définir un ennemi…

D. H. Mais c’est aussi une construction mythique, car cet idiome inconnu et cette non-mixité sociale sont des leurres. Dans les sociétés modernes, c’est inexistant, et pourtant le discours persiste !

U. E. Il y a eu un clivage historique au moment de la Révolution. Avant, on était face à un antisémitisme religieux, l’idée du peuple déicide. Les Juifs n’étaient pas encore vus comme les maîtres du monde, c’étaient les pauvres du ghetto. Avec l’émancipation, ils deviennent Rockefeller. Ils se mêlent, se confondent à la population. Dans le premier cas, on leur reprochait d’être trop différents. Dans le second, d’être trop semblables.


D. H. J’ai trouvé fascinant dans le livre le fait qu’on leur donne des traits raciaux incroyables, un métabolisme à part. On les accuse à la fois d’être dégénérés mais investis d’une puissance sexuelle démesurée. Tout et son contraire !
Que reste-t-il de cet antisémitisme violent et contradictoire du XIXe siècle ?
U. E. Nous sommes dominés par le politiquement correct. Mais je crois que, dans le fond, cet antisémitisme est encore là.

D. H. C’est une maladie chronique. Sans se l’avouer, on construit sur les mêmes clichés, il suffit de constater le succès constant des Protocoles des sages de Sion. Cela dit, l’antisémitisme de la fin du XIXe siècle reste antérieur à deux événements majeurs du XXe siècle que sont la Shoah et la création d’Israël. Le discours a donc besoin de se reformuler. Depuis la Shoah, il est difficilement tenable d’affirmer que les Juifs appartiennent à un peuple indestructible qui tire les ficelles du monde…



"Il y a de nouvelles formes de racisme"

Comment expliquer cette survivance des Protocoles des sages de Sion ?
U. E.  C’est le scandale qui m’a poussé à écrire ce roman. On a commencé à les croire quand on a prouvé qu’ils étaient faux ! L’essayiste antisémite Nesta Webster a même affirmé: « Peut-être que ce texte est un faux. Mais ce n’est pas grave, puisqu’il dit la vérité ! » Delphine Horvilleur. – Il y a là une fascination constante pour l’idée du complot. C’est une forme de « paranoïa de sérénité » : en succombant à ces théories, on supprime tout hasard et on accepte de se déresponsabiliser. Lutter contre les « Protocoles » et autres faux, c’est assumer la complexité de la vie et de l’Histoire.

Les récents débats sur l’immigration et la laïcité s’inscrivent-ils selon vous dans la même logique de bouc émissaire ?
U. E. Pas directement. Le débat sur la laïcité et le voile reste un débat purement français, qui tient à la conception de la République. En revanche, il y a de nouvelles formes de racisme, envers les Africains ou les Européens de l’Est notamment. En Italie, dès qu’un viol est commis, on interrogera toujours un Marocain ou un Albanais, avant de découvrir que c’était l’oncle le coupable ! Pour autant, on aurait bien du mal à accuser ces immigrés de monter un complot visant à diriger le monde…

D. H. Ce temps de définition identitaire qu’on se force à vivre aujourd’hui en France est un moment où l’on cherche à distinguer l’Autre, quel qu’il soit, comme un facteur de coalition et d’unité. L’Autre qui n’aurait qu’un visage, qui ne pourrait se comporter que d’une seule manière. C’est très risqué.

Les femmes sont moins présentes dans le roman. Sont-elles moins sujettes à la haine et à l’intolérance ?
D. H. Pendant très longtemps, elles ont surtout été des objets de l’Histoire, et non des sujets. Elles étaient maintenues hors des sphères publiques de la politique ou du religieux. Auraient-elles mieux agi en étant au pouvoir ? Ce n’est pas évident.

U. E. Il suffit de se souvenir de Catherine de Médicis en France

D. H. Dans un sens, les femmes ont longtemps partagé la condition juive. Celle d’un être en périphérie, auquel on attribue des qualités démoniaques, alors même qu’il est placé par la société dans un état de vulnérabilité extrême. Il est d’ailleurs intéressant que dans le discours antisémite on ait longtemps cru que même les hommes juifs avaient leurs règles ! Aujourd’hui, on est dans une ère nouvelle des femmes. Et la féminisation du leadership, religieux notamment, change le débat. Dans le monde de l’interprétation juive, le fait que des femmes y soient entrées a donné un souffle nouveau au commentaire des textes et à la pensée religieuse en général.

Quels sont les meilleurs moyens de lutter aujourd’hui contre l’intolérance ?
U. E. Il n’y a rien à faire, sinon la parole. Le racisme est une maladie mentale. Moi aussi, je suis parfois irrité par les autres, je pense que les Coréens mangent trop d’ail par exemple, mais j’essaie de le surmonter ! Le problème, ce n’est pas d’être touché par la différence. C’est de s’éduquer à son acceptation.

D. H. Il faut donner aux jeunes la capacité d’analyser et de reconnaître les mécanismes engagés dans les processus racistes. Ça passe par l’éducation à une pensée complexe, non simplifiée du monde.

On a tendance à n’écouter que les discours les plus extrêmes, et donc les plus caricaturaux. Il est de la responsabilité de chacun de faire entendre les voix multiples au sein des systèmes de pensée. Ce doit être une priorité des éducateurs, des leaders religieux et sans doute aussi des écrivains…

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