Au-delà du demi-millier de victimes qu’elles ont anéanties ou
mutilées (pour ne rien dire de celles que leur sinistre ouvrage a affectées
d’un traumatisme psychologique sans remède), les balles tirées par les
misérables fantoches de Daesh ont trouvé en chacun de nous leur impact, et l’on
dirait que les ravages de leur maléfice expansif s’étendent en nous à mesure
que le temps nous éloigne de l’épouvantable nuit. Elles ont laissé en notre
bouche un goût indélébile de mâchefer, de sang et de larmes – quelque chose de
réfractaire à toute ingurgitation comme à tout crachement – tandis que,
momentanément épargnés par leur sillage aveugle, nous ne pouvons concevoir sans
un saisissement d’effroi (parce que les sourates artificielles et sadiques de
l’hydre commanditaire l’ont expressément proclamé) que c’était en effet chacun
de nous qu’elles visaient. Qui saurait dire combien nous avons vieilli cette
nuit-là ? Nous avons pris de l’âge, et nous avons blanchi. Nous avons pris sur
nous, en nous, le coup de vieux d’un monde qui, depuis la chute symbolique des
tours du World Trade Center, ne cesse de confirmer son entrée dans un âge de
violence exquise (comme les médecins parlent de « douleur exquise ») et
d’angoisse exponentielle. Nous nous sommes éveillés – et nous demeurons encore
– dans un état d’hébétude, comme anesthésiés à nos petites misères personnelles
et domestiques, comme absents à nos propres paroles et à nos tâches
quotidiennes, comme déracinés de nos projets, de nos amours et de nos
amusements. Avec cela, nous avons senti monter en nous – sérum réparateur pour
nous, et pour eux, s’il en était temps encore – une indicible tendresse pour
ces martyrs qui n’étaient soudain devenus tels (là réside l’horrible nouveauté
contemporaine) qu’au titre inoffensif de vivants, de simples vivants, de bons
vivants : car ils étaient partis ce soir-là, qui au bar, qui au stade, qui au
concert, pour « s’éclater », comme on dit. Sans savoir. Sans savoir ce que ce
mot peut vouloir dire, tout à coup. Et c’est dans la même admiration que nous
avons enveloppé tous ceux qui, bravant l’indescriptible confusion de cette nuit
– services de sécurité, services de santé, simples particuliers, passants et
amis – ont veillé pour tâcher de reconstituer, dans tous les sens du terme, le
« tissu conjonctif » d’une humanité meurtrie dans sa chair, d’une capitale
atteinte dans sa générosité de symbole, d’une France insultée dans les traits
les plus avenants de son visage, d’un monde déconcerté dans sa laborieuse
gestation de l’unité et de la paix.
Dieu seul sait ce que faisait Dieu, où était Dieu cette
nuit-là. Si, on le sait bien. Au moins les vrais croyants, les croyants
insoumis le savent-ils (ceux de l’Islam compris, bien sûr). Il était sous les
balles, comme d’habitude. Pas dans les canons. Car aucune transcendance n’est
concevable ni admissible, qui ne prenne naissance aux confins les plus sublimes
de l’homme, qui n’ait pour pierre de touche l’incessant affinement du cœur de
l’homme, qui n’appelle, comme son inséparable abscisse, la croisée toujours
plus vaste et chaleureuse des cœurs des hommes. Aussi est-il un Dieu dont nous
attendons avec la plus vive espérance l’acte de décès : celui au nom duquel on
donne la mort. À bien considérer les choses, celui-là n’est jamais qu’un
sous-produit du pétrole, une marionnette actionnée par les appétits
impérialistes. Le temps est venu, en tout cas, pour tous ceux qui se réclament
de quelque texte sacré que ce soit, d’en entreprendre au grand jour une
herméneutique éclairée et, le cas échéant, de faire l’anamnèse des crimes dont
ils ont cru lire en eux l’autorisation.
François
Cassingena-Trévedy
2 commentaires:
Complexe, beau, mi-philosophique mi-poétique, utile mais à ruminer... Merci B.L.
R.
très beau texte mais le titre un peu trop "Jézabel" non?
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