Pour les amateurs de ce lieu d'exception, voici un court texte de J. K. Huysmans sur l'abbaye Saint Martin de Ligugé. Il est tiré d'un ouvrage regroupant des billets aux sujets divers et intitulé "De Tout" (1902).
"IL semble qu’il en soit un peu des rivières de même que des hommes : les unes s’élancent à travers champs, laborieuses et pressées, et les autres se promènent le long de leurs rives, paresseuses et lentes. Il en est qui filent droit devant elles, se hâtant d’atteindre le terme de leur parcours, et il en existe aussi qui ondulent, qui se divisent en plusieurs bras, flânent dans les prés, ont l’air de retarder le plus possible l’instant où elles perdront la personnalité de leurs eaux pour se mêler à la foule d’un fleuve.
Parmi ces dernières, l’une des plus sinueuses et des plus musardes est la petite rivière du Clain, en Poitou. Elle symbolise l’extraordinaire sournoiserie et l’incomparable fainéantise de cette race mesquine qu’est la race des Poitevins ; en attendant qu’elle déborde comme en cachette et ravage un petit peu les champs, elle baguenaude, s’amuse à se disperser et à se réunir, traverse une large vallée aux horizons fermés par de vertes collines, passe entre des haies de hauts peupliers dont les feuillages font un bruit de mer qui déferle, quand il vente.
C’est a 8 kilomètres au sud de Poitiers que ce Clain, qui s’est, malgré tout, sanctifié en réverbérant, pendant des siècles, dans le miroir azuré de ses eaux, tant de figures de saints, s’attarde, quitte ainsi qu’à regret, pour s’en aller refléter au loin des êtres quelconques et des sites profanes, le premier monastère créé en France et assis sur ses bords, le vieux monastère de Ligugé.
Saint Martin, qui fut le fondateur de ce cloître, naquit à Sabarie, en Hongrie, vers la fin de l’an 316 ou dans la première moitié de l’année 317, entre le 8 novembre 316 et le 25 juillet 317, précise Lecoy de La Marche.
Après avoir servi dans la milice romaine et tenu garnison dans les forteresses de la France du nord, entre autres à Amiens où, un jour d’hiver, il coupa son manteau pour en remettre une partie à un pauvre, saint Martin reçut le baptême, donna sa démission de l’armée, se rendit à Trêves auprès de saint Maximin, revint en Gaule mais cette fois dans le Poitou, et après être retourné évangéliser la Hongrie et avoir séjourné dans l’Italie où il mena la vie érémitique en l’île des Poules, il regagna de nouveau Poitiers dont l’évêque était saint Hilaire ; et c’est alors, vers l’an 360, qu’il entreprit d’installer un groupe d’ermites à Ligugé.
Comme le dit très justement, dans sa Vie de saint Martin, Lecoy de La Marche, nul monastère en France ne saurait produire un acte de naissance authentique plus ancien que celui-là ; mais il faut s’entendre sur le mot « monastère », car l’on ne désignait pas du tout par ce vocable, dans ce temps-là, une maison conventuelle, un couvent où des religieux vivaient ensemble.
La conception monastique n’était pas, en effet, la même que la nôtre, au IVe siècle. En Orient où le monachisme prit naissance, les moines demeuraient dans des laures, se livrant exclusivement à la vie contemplative. Saint Martin emprunta leur système, posta ses disciples dans de petites huttes séparées et surtout sans doute dans ces grottes qui subsistent encore sur les territoires de Saint-Benoît de Quincey et de Ligugé, mais il ne les destina pas simplement à s’abîmer ainsi que les Pères du désert, en Dieu ; il en fit — et son exemple a été suivi par presque tous les instaurateurs d’ordres en Occident — il en fit des missionnaires joignant à une vie de méditations et de prières une vie active ; ils évangélisèrent la contrée dont ils défrichèrent le sol ; ils instruisirent le peuple et soignèrent les malades ; ils attirèrent à eux les habitants du pays, les groupèrent autour de leurs cabanes ; ils formèrent, en un mot, des villages.
Et telle fut, en effet, l’origine du hameau de Ligugé."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire