La vie quotidienne du Bénédictin est celle-ci :
Il se lève à 4 heures pour psalmodier Matines et Laudes ; il récite, à 7 heures, Prime ; à 9 heures, il assiste à Tierce, à la messe chantée, puis à Sexte. A midi, il dîne ; à 4 heures, il retourne encore à l’église pour psalmodier None et chanter Vêpres. A 7 heures, il soupe ; à 8 heures, il récite les Complies et il se couche.
Le reste du jour, il travaille et assiste à des conférences spirituelles et à des cours ; le jeudi, il y a promenade dans l’après-midi ; et, le lundi et le vendredi, à la fin de l’office de Prime, chacun fait sa coulpe au chapitre, autrement dit, s’accuse des manquements commis contre la règle et il les répare au réfectoire où il s’agenouille devant la table abbatiale et se tient dans cette position jusqu’à ce que d’un signe l’abbé le relève.
Si on la compare au régime des Trappes, l’existence des Bénédictins est douce ; mais encore ne faut-il pas trop s’y fier ; le maigre sévit les deux tiers de l’année et alors que l’époque des jeûnes et des longues abstinences est venue, la vie devient singulièrement pénible et j’ajouterai, quitte à choquer quelques cénobites épris de macérations, très périlleuse.
Au Moyen Age, lorsque les tempéraments étaient robustes, les rigueurs des Carêmes avaient leur raison d’être ; en sus de la pensée de pénitence qu’elles impliquent, elles servaient à mâter les turbulences du sang, à débiliter des tempéraments trop vigoureux qui eussent éclaté sans elles sous la pression du cloître ; et cela est si vrai qu’en sus de cet usage d’une adroite famine, l’on employait des haires et des disciplines et que l’on soumettait les patients à ce qu’on appelait alors la « minution »,c’est-à-dire à la saignée. On arrivait de la sorte à épurer l’âme, en déprimant le corps. Aujourd’hui l’on détraque la partie spirituelle quand on affaiblit la coque de chairs qui l’interne ; aussi ne sont-ce plus des soutirages mais bien des injections de sang qu’il serait nécessaire de pratiquer, car les privations et le manque d’exercice, suivis de ces insomnies persistantes, qui sont si fréquentes dans la vie du cloître, déterminent, chez la plupart des religieux de notre temps, un état de déséquilibre nerveux et d’anémie qui se traduit par des impatiences, par des agacements, par des lassitudes dont le diable profite ; les moines qui appartiennent à la solide génération de Dom Guéranger ignorent les péchés de ces névroses, mais combien, parmi ceux qui sont plus jeunes, tombent dans l’acedia et, malgré toute leur charité, s’irritent ? Le manque de viande et d’oeufs est maintenant une source de tentations, un exorde de fautes ; c’est ridicule à déclarer, mais une tranche de gigot rassérène l’âme ; et c’est là l’une des plus tristes humiliations que désormais le Seigneur nous impose.
Ils mènent donc, en réalité, une existence beaucoup plus dure que celle que l’on s’imagine, mais il faut le dire également, il y a des grâces d’état ; les messes pour les religieux qui sont prêtres, les communions fréquentes pour ceux qui ne le sont point, les offices sans cesse répétés, aident à supporter les déboires des mauvais jours ; et, somme toute, ces gens sont heureux.
Et leur vie s’écoule toujours différente et pourtant pareille ; pareille, car le milieu où ils évoluent ne bouge pas et l’horaire des oraisons ne varie guère ; différente, car la liturgie se transforme selon le Propre du Temps et ils accompagnent pas à pas, de la crèche au calvaire, la marche du Christ ; sans compter que chaque matin amène, dans le cycle liturgique, un nouveau saint et que, par conséquent, avec le calendrier, les lectures changent.
L’abbaye de Ligugé se compose, ainsi que la plupart des édifices conventuels, d’un cloître formant carré avecjardinet au centre ; deux étages se dressent au-dessus des arcades, occupés par des cellules blanchies au lait de chaux, meublées d’un petit lit en fer, d’un vague matelas et d’une couverture dont la nuance est celle d’une farine délayée de lin ; l’on y voit, en outre, une table surmontée d’un casier pour les livres, deux chaises de paille, une cruche, un crucifix de bois et une amicale image en couleur de la Vierge, qui est l’ouvre des Bénédictins de la Congrégation de Beuron.
Une nouvelle bibliothèque, parée de créneaux de plâtre, rappelant, paraît-il, le style gothique anglais, a été récemment érigée dans la cour d’entrée par un architecte qui n’a rien de commun, je prie de le croire, avec le Père Mellet dont j’ai parlé à propos des constructions de Solesmes.
Un grand jardin s’étend derrière le couvent, coupé en deux par la ligne du chemin de fer de Paris à Bordeaux ; il détient, en deçà du remblai, une prairie longée par le Clain et bordée par une haie déchirée d’arbres et il renferme, du côté de l’abbaye, de larges allées, d’épaisses charmilles et un berceau ombreux de vignes au bout duquel, dans une spacieuse cage qui s’étend au pied d’une statue de saint Joseph, des colombes se becquètent et roucoulent.
On les élève, en souvenir de la soeur de saint Benoît, de sainte Scholastique dont l’âme s’envola sous cet aspect au ciel ; et le jour de la fête de la sainte, on laisse ces oiseaux s’ébattre dans le réfectoire et picorer à l’aise, près des moines, les miettes.
Puisque j’en suis encore au réfectoire, ajoutons que les personnes qui viennent pour la première fois dans un monastère de l’obédience de saint Benoît éprouvent, si elles sont conviées à partager le repas de ses fils, la surprise de se trouver subitement reculées de plusieurs ères, transportées en plein Moyen Age, dans un milieu demeuré, depuis tant de siècles, intact.
L’abbé, tenant à la main une aiguière, les attend à l’entrée du réfectoire, assisté de deux moines portant, l’un un bassin et l’autre une serviette. En signe de bienvenue, il verse un peu d’eau sur les mains de ses invités, auxquels on offre pour les essuyer un linge. Puis ils sont conduits à la table des hôtes, placée en face de celle où, seul, le père abbé mange. Tout le monde est debout ; l’abbé récite le Benedicite, auquel répondent les religieux alignés devant leurs tables, le long des murs. Le lecteur de semaine, installé dans une petit chaire au bout de la salle, chante sur un ton grave : Jube, Domine, benedicere; l’abbé profère la formule de la bénédiction à laquelle tous répliquent par un amen ; et, servi par les pères, à tour de rôle, le repas commence.
Il rappelle, comme qualité celui des collèges et des séminaires ; il se poursuit et s’achève, tandis que le lecteur lit, en détachant les phrases, un volume de piété ou d’histoire ecclésiastique que tous doivent écouter en silence. Soudain, l’abbé frappe un coup sec avec un petit marteau, l’hebdomadier n’achève même pas sa phrase, mais changeant aussitôt de ton, il ferme le livre et lance de sa chaire : Tu autem, Domine, miserere nobis. Tous se lèvent, l’abbé récite les grâces, puis, à la queue leu leu, en psalmodiant le Miserere, l’on se rend à la chapelle, et quand les prières sont terminées, l’abbé, revenu dans le cloître, emmène les hôtes et leur offre, dans une salle à part, du café ; pendant ce temps les moines, dont c’est l’heure de récréation, se promènent dans les jardins et causent ; puis, dès que la cloche sonne, ils regagnent sans bruit leurs cellules.
En somme, le dîner et le souper monastiques complètent la série des offices canoniaux qu’ils séparent. Dieu y est révéré ainsi qu’à l’église et nul, même en ces moments de détente, ne le quitte ; ce sont, en un mot, des agapes de prières, car l’âme y entend célébrer, tandis que le corps se sustente, la gloire de Notre-Seigneur et de ses Saints.
J. K. Huysmans
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